Sables, rochers, digues et villas 1
Sables et rochers
Lorsque nous étions enfants, l’immensité de l’estran avait quelque chose d’effrayant. Outre la possibilité de s’y perdre, la texture même du sol pouvait réserver quelques désageéments. Dès que nous commencions à fréquenter la plage, nos parents prenaient la précaution de nous donner quelques repères visuels: il y avait d’abord les drapeaux des surveillants de baignade du poste de secours. Vert, la baignade était autorisée, orange elle était dangereuse et on nous interdisait d’y accéder sans être accompagné d’un adulte, rouge, elle était interdite. Les rouleaux étaient alors si violents que les vagues qui nous roulaient nous rejetaient systématiquement sur le bord. Deux autres repères nous étaient aussi enseignés: l’immeuble massif du Casino qui occupait le centre du rivage et une grande villa construite en 1886, haute bâtisse qui nous semblait comme un château et qui avait cette qualité d’être visible de tous points de la plage. Cette villa, coiffée d’un girouette représentant un dragon, était située à l’angle exacte de la digue François Guimbaud et de notre allée qui menait à la plage. Infailliblement, quand on trouvait la Tarasque, on retrouvait le chemin du retour. La crainte de se perdre étant écartée, restait l’appréhension des sables découverts. L’ aspect brillant du sol ne signifiait pas qu’il était aussi égal qu’un parquet ciré. D’ailleurs, selon l’activité qu’on allait y pratiquer, mieux valait se munir d’une paire de sandale en plastique (à l’époque !) pour éviter de s’y blesser les pieds sur un rocher mal recouvert. Ces protections étaient impératives si on s’aventurait à fouiller dans les rochers qui se découvraient à marée basse dès que le coefficient dépassait morte-
« …. La tangue est formée d'une fraction sablonneuse à base de débris coquillers calcaires très fins et d'une fraction vaseuse de limons et d'argiles déposés dans la zone de balancement des marées. Chaque marée de vive-
C’était devenu le jeu des plus grands d’inquiéter les plus petits en leur racontant d’épouvantables histoires de pèlerins qui avaient disparu aspirés par les sables en traversant la baie pour se rendre au Mont St Michel. Le Mont n’était pas si loin et les pêcheurs de crevettes tout au bout de l’estran pouvait l’apercevoir lors des grands marées. Mais ici, à Jullou, il était rare qu’on s’enfonce de plus de 10 centimètres et encore en forçant un peu.
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Il y avait encore deux écoles, ceux qui aimaient les algues et le gluant, et ceux à qui cela faisait horreur. Pour ceux du premier groupe, l’estran est alors un espace extraordinaire qu’on peut parcourir tout au long pieds nus si on évite les parcours dans les rochers. Vers les falaises de Carolles, les récifs peuvent même être recouverts d’hermelles : « Un banc de massifs d'hermelles couvre 100 ha sur l'estran; enveloppant littéralement les rochers, ces colonies de petits vers marins élaborent des tubes d’une trentaine de centimètres en agglomérant des grains de sable et des débris de coquilles ». Il est alors très agréable de marcher pieds nus sur ces hermelles : on a un peu l’impression de marcher sur une éponge séchée.
Progresser dans les eaux vives à mi-
Ainsi, on peut partir pieds nus de la villa pour parcourir l’estran pendant des heures et des heures. J’ai pu faire ainsi des centaines de kilomètres, sans chaussures, ce que les longues étapes sur les chemins de grandes randonnées à travers toute la France interdisent formellement.
Sur l’estran, tout va bien quand il fait beau mais la progression se corse lorsque le temps tourne au vinaigre. Il ne fait pas bon de se faire surprendre entre digues et mer lorsque gronde l’orage et que la grêle s’abat. Il vous faut au plus vite gagner la côte et l’abri d’une éventuelle cabine de plage restée ouverte. Les fortes averses qui tombent ici en rideau peuvent être très surprenantes et très violentes. Un ciré est alors le bienvenu. Autre aléa du temps que les belges de la côte flamande connaissent bien : le vent qui peut aussi être redoutable. Cette plage, orienté nord-
Autre calamité atmosphérique qui sévit au large autant que sur l’estran, la brume de mer qui peut s’avérer dramatique quand elle s’abat sur la baie du Mont Saint Michel. Le risque principal reste alors celui de s’égarer. Lorsque la visibilité baisse brutalement et que les bancs de brumes se répandent dans la baie, les pompiers de Genêts interdisent toute traversée à pied vers Tombelaine ou vers le Mont Saint Michel.
Mais il peut aussi faire vraiment beau. Et même très chaud. Les lunettes, le chapeau et les crèmes de protection solaire sont alors de rigueur sous peine de finir rouge comme une écrevisse. La boue de la tangue si malodorante peu aussi servir d’écran de substitution. Une mince couche d’argile vert étendue sur l’épiderme prévient les brûlures de la peau.
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Pour fermer l’estran à ses deux extrémités se dressent, au nord, l’impressionnant roc de Granville qui s’avance en mer vers l’archipel des Chausey et au sud la masse des falaises granitique de Carolles, hautes de près de 80 mètres. Quand j’étais enfant, a pointe de Granville, avec à son sommet la caserne où le grand-
Etat des lieux
La longue bande de terrain qui s’étend sur 7 kilomètres de long pour plus d’ 1 km de large à son maximum à marée basse que représente l’estran de Jullouvlle est orientée du Nord au Sud. Au Nord depuis la pointe de Granville avec à son extrémité le Cap Lihou et à l’Est par les falaises de Carolles depuis le Pignon Butor d’audacieux parapentistes s’élancent pour des vols côtiers.. La mer, à l’ouest s’étend jusqu’aux côtes bretonnes de Cancale et plus loin de Saint-
A l’est de cet estran, se trouvent les digues et les villas construites sur les anciennes mielles. A proximité de ces mielles se trouve un étang littoral qui constitue la base d’un lagon. Ces mielles constituent de fait un cordon littoral. Ainsi la station balnéaire s’est établie sur ces trois zones : l’estran non habité pour les activités de pêche, les activités sportives et les plaisirs de la plage, les mielles, dunes de sable éventées et mouvantes, et l'arène terrée, partie plus ferme, intermédiaire entre le sable et la terre franche, autrefois dévolue à l’élevage.
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Digues et villas
En 1876, un conseiller municipal de St Michel des Loups, Armand Jullou, a l’idée d’acheter quarante hectares de mielles sur le littoral de Bouillon, après la faillite d'Élie Sébire, négociant à Granville. Le 24 août 1881, avec son gendre Paul Dupuy, architecte, il fonde la Société civile de Jullouville. Il entreprend immédiatement de tracer les plans de la future station sur le modèle de Cabourg (Calvados)
Un de ses premiers objectifs est d’édifier un casino et une église. En 1886, Armand Jullou fonde aussi une société de courses de chevaux dont les épreuves se disputaient (et se disputent toujours) sur la plage. Mais, dès l’année suivante, le promoteur éprouve de graves difficultés financières en engloutissant une partie de sa fortune dans la chasse à courre en Angleterre, sa grande passion : il est contraint de céder le casino. Cependant la station est lancée et elle connaît un essor rapide autour de son casino.
Mais comment fixer ces sables si brûlants l'été, si mobiles sous le pied du voyageur, qui tourbillonnent au souffle du vent ? Comment fixer les dunes et les mielles ? La nature a donné elle-
L’endroit est vite prisé d’un groupe de pêcheurs d’Avranche dont il devient le lieu de rendez-
La promenade François Guimbaud
Sur cette ligne face au front de mer, se déroule le ruban de la promenade, enguirlandée de luminaires globuleux qui ne détoneraient pas dans un film de Jacques Tati. On s’y promène toujours le soir, la chique au bec (la chique Thorin est une sorte de sucette) les jours de beau temps, dans l’espoir d’apercevoir le fameux rayon vert si cher à Eric Rohmer, le cinéaste qui a tourné ici Pauline à la plage.
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Cabines
La digue surplombe des rangées de cabines blanches sagement alignées au-
CABINES
Prudes cabines du rivage
qui , de loin , bien ancrées au sol
vierges sages ,
gardent à l' oeil , les vierges folles ,
les parents sous les parasols
et les enfants qui , sur la plage
se livrent à des jeux divers . . .
On ne vient pas , au bord de mer ,
toujours pour la même raison :
selon l' âge , selon la saison ,
les jeux , parfois , aussi diffèrent . . .
Il faut surveiller tout cela
et , sans se montrer trop sévère ,
savoir y mettre le " Holà ! "
pour ceux qui souvent , exagèrent.
Les cabines sont bien utiles ,
d' abord à vous , gens de la ville ,
pour passer la tenue de plage,
ou pour enfiler le maillot :
. . . garder le bas . . . ôter le haut, . . .
si le beau temps vous y engage . . .
. . . pour dévoiler vos avantages . . .
Il ne faut pas qu' on s' aventure,
pourtant , derrière les cabines ;
les colombins, les colombines
y prospèrent. Car, la nature
a ses besoins, parfois bien durs à satisfaire . . .
Chaque décor a son envers . . .
et la dune , opportune ,
soulagera notre infortune.
Les cabines du front de mer ,
les cabines aux robes claires ,
n' ont de regard que pour la plage ,
pour surveiller les enfants sages
ceux qui barbotent , ceux qui nagent ,
ceux aussi qui ont passé l' âge
de s' investir aux jeux de pelle
ceux qui bronzent et ceux qui pèlent ,
ceux qui recherchent l' âme soeur . . .
abandonnant toute pudeur . . .
et dont les jeux sont si risqués
que les cabines , offusquées ,
pauvres cabines trop austères ,
n' ont plus qu' à baisser les paupières _ .
m.m. 28.06.93